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par Jean NIMAL

♦ Article paru dans le n° 89 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦

Découverte d’une serinette allemande menant à celle d’Ignaz Bruder

Retrouvez d’autres articles dans la rubrique Témoignages


 

C’est sans doute par pitié que je fis l’acquisition à la bourse de Rüdesheim du printemps 2011, pour quelques dizaines d’euros, de cet instrument à la triste mine : couvercle à demi fixé, sans manivelle, seules quatre flûtes sur neuf étaient encore présentes. La tige crantée de sélection des airs était absente. La liste des airs était à moitié arrachée et quatre dents de la roue crantée détériorées ! On devait bien l’appeler une serinette car il en possède tous les organes classiques. Dans le texte, nous l’appellerons par commodité : « serinette de Rüdesheim » car c’est là qu’elle a été trouvée, un peu comme la Venus de Milo où Milo indique le lieu de découverte !

La disposition générale des différents organes qui la composent est identique à celle de la serinette de Mirecourt : soufflets, manivelle, vis sans fin, sommier et clavier. La seule différence importante est qu’il n’y a que neuf flûtes en bois et non en étain et qu’elles sont fixées sur peau sous la serinette.

Ce qui frappe avant tout, c’est de constater avec quelle économie de matériaux et d’outillage elle est réalisée. La caisse est en sapin, le couvercle est fait dans une planche unique (celui de la serinette de Mirecourt possède cinq éléments assemblés par rainures et languettes collées et doit nécessiter 8 à10 fois plus de temps pour sa fabrication). Elle possède six airs de musique.

Photo 1 : La manivelle est provisoire à ce stade. Le manque sur le couvercle correspond à un nœud du bois qui n’a même pas été rapiécé et qui a disparu lorsque le bois a séché. Cela indique une fabrication très bon marché.

Les flûtes sont fixées sous le boitier…Ceci évite la confection de pieds en bois tournés et permet une écoute de la serinette à forte puissance même avec le couvercle fermé. Le son en est d’ailleurs très puissant.

Mon intention n’est pas de parler de sa réparation qui fut très simple car les soufflets étaient parfaitement étanches et il ne manquait que cinq tuyaux sur les neuf. « L’empreinte » laissée par la présence des tuyaux sous le socle était déjà une aide précieuse et quelques conseils de notre avisé « gammologue », Yves Strobbe, toujours prêt à rendre service m’ont permis de compléter la série des flûtes. Cette réparation de la serinette « de Rüdesheim » permit d’explorer l’instrument en profondeur. J’ai à dessein employé le terme de « réparation » et non de « restauration », pour ne pas heurter les puristes. L’objectif a été de préserver l’âme de cet instrument en laissant apparentes ses cicatrices et traces de vie mouvementée. On peut parler de restauration fonctionnelle « a minima ».

Photo 2 : La disposition des différents organes est similaire à leur disposition dans une serinette de Mirecourt. La soupape de décharge se trouve à l’intérieur de la réserve.

Photo 3 : Les neuf tuyaux en bois sont fixés par griffe sur peau. Les quatre petites flûtes sont d’origine.

RECHERCHES

Comme vous le savez, la moitié du plaisir d’une restauration ou de l’acquisition d’un instrument réside dans la recherche de documents ou informations le concernant et bien entendu je ne me suis pas privé de ce plaisir.

Photo 4 : Liste des airs en vieil allemand. Le 2e et 3e titre ont été identifiés.

 

La liste des airs présente est écrite en vieil allemand et il fut ainsi possible de reconnaitre deux mélodies grâce à l’intervention d’un correspondant tchèque de Prague Antonin Svejda, que je remercie.

Le 2e morceau joué est : « Der Papst lebt herrlich in … » en fait « Der Papst lebt herrlich in der Welt » (Le pape vit magnifiquement dans le monde). Cet air fut créé par Ludvig Noack en 1833.

=> DOCUMENT vidéo 1 : On y entend la serinette de « Rüdesheim » jouer « Der Papst lebt herrlich in der Welt »

Le 3e titre est : « Hertzliebchen…. ». Le titre complet fut retrouvé : « Herzliebchen (mein unterm Rebendach.) » composé en 1869 par August Conradi (1821-1873).

Les mélodies sont dépouillées et l’on veut bien croire que ces airs simples, soient propices à retenir l’attention et à solliciter la mémoire de l’oiseau plutôt qu’à provoquer une réelle récréation musicale du tourneur de manivelle ; la vocation initiale de la serinette est respectée. Il y a un passage musical répété à l’intérieur même du titre n°2.

=> DOCUMENT vidéo 2 : {La serinette joue « Herzliebchen (mein unterm Rebendach.) »
=> DOCUMENT vidéo 3 : Vous entendez ici le thème de « Herzliebchen (mein unterm Rebendach » joué à l’accordéon

Le thème de cette mélodie trouvé sur internet est bien le thème joué sur cette serinette. Quelques recherches simples nous apprennent que cet air de musique est assez connu puisque joué encore après 1900.

Ces éléments nous permettent d’approcher la période de fabrication de cette serinette « de Rüdesheim » et de la situer dans la seconde partie XIXe siècle.

Comparaison avec la serinette vosgienne

Cette réalisation semble inspirée par la serinette de Mirecourt et en être même une copie simplifiée : les emplacements des différents organes sont les mêmes, la clanche est identique, le chariot du cylindre et la tige crantée attenante également, bielle et vilebrequin ont la même conception.

La facture n’est pas de grande qualité. Les parties essentielles au fonctionnement sont réalisées avec soin mais pas le reste ! (bois bruts, bielle en fil de fer, couvercle en un seul panneau ; la notation est très sommaire et les pointes et ponts sont réalisés en acier : il est certain que la « glisse » acier-acier des pointes de touches sur les picots est loin d’être aussi bonne que la « glisse » acier-laiton).

Photo 5 : La bielle est un fil torsadé ajusté.

Photo 6 : Quelques inscriptions non identifiées sur la barre de touches ? Avez-vous une idée ?

Toute la construction est pensée pour réduire les coûts et temps de fabrication de l’instrument, et cela avec des matériaux très rudimentaires : la bielle est un simple fil de fer torsadé, la tige axe des touches est simplement enfoncée dans une saignée longitudinale dans la barre de touches, les tuyaux sont réalisés par évidement d’une baguette avec une façade rapportée comportant le biseau de la lèvre supérieure, leur nombre est réduit à neuf alors que la serinette française en compte habituellement dix. Les essences de bois utilisées sont de ressources locales communes : hêtre (facilement usinable mais plus fragile que le buis) pour la vis sans fin et sapin pour la caisse et les flûtes. Le couvercle est réalisé en un seul panneau et non en cinq comme pour toutes les serinettes vosgiennes ce qui confère au couvercle des serinettes vosgiennes une grande solidité, une planéité assurée et une finition parfaite de tous les cotés.

Photo 7 : Serinette allemande. Carte postale allemande montrant une scène d’initiation au chant d’oiseau par un allemand en costume régional.

Photo 8 : Serinette française. On s’amusera de la forme et de la position de la manivelle en milieu de façade. La mémoire du graveur n’était pas très fidèle.

Le travail « tout bois » de cette serinette allemande fait penser au savoir faire de la Forêt-Noire. Les flûtes en sapin sont un savoir faire acquis très tôt au travers de l’activité horlogère des « coucous » ; mais on a pu trouver aussi ce type de serinette en Bavière, en Autriche, en Bohème (Prague) et même en Italie.

Certes cette serinette ressemble fortement aux orgues allemands à anches dits à « bec de canard » ou mélodions de la fin du XIXe siècle, mais cette ressemblance n’est qu’apparente ; la disposition des soufflets des mélodions est souvent fort différente (réserve en dessous) ; de plus, le bec de canard semble un progrès dans la simplicité plus tardif. Il permettait en effet de réaliser un embiellage sans pièce métallique et de réduire le risque de « jeu » à une seule articulation et non à deux, tout en simplifiant encore la fabrication. Ces orgues à « bec de canard » ne semblent pas inspirés en droite ligne de la serinette vosgienne. En revanche cette serinette allemande semble être la réplique économique de la serinette de Mirecourt.

Pourquoi la serinette de Mirecourt n’a pas changé pendant 200 ans ?

La serinette apparaît probablement dans les premières décennies du XVIIIe siècle et 200 ans plus tard, elle est toujours présente dans le catalogue Jérôme Thibouville-Lamy en 1905 !

Belle réussite, certes, mais on peut s’étonner du fait que pendant 200 ans sa forme n’ait pratiquement pas varié !

Comment se fait-il que pendant près de 7 à 8 générations la taille, le nombre de pièces, le mode d’assemblage des différentes parties, les charnières, le nombre, la forme et la nature des tuyaux en étain, les différentes essences de bois utilisées n’aient pratiquement pas varié ?

On voit bien quelques changements s’opérer qui ne visent qu’à faire quelques économies dans la fabrication : disparition des filets décoratifs marquetés sur le couvercle ; on note également quelques rares variantes sur la forme des ressorts de la réserve, la manivelle en C devient droite, la notation devient moins riche à partir du milieu XVIIIe siècle au fur et à mesure que la musique perd ses ornements mais aussi parce que la fonction de la serinette évolue un peu. Mais c’est peu de chose en 200 ans !

La serinette a commencé sa carrière comme un passe temps aristocratique pour faire chanter les oiseaux (tableau de Jean-Baptiste Chardin : la serinette.). Ainsi en 1745, dans la troisième édition de son ouvrage, Nouveau Traité des Serins de Canarie, Hervieux de Chanteloup, publia un chapitre consacré à la serinette ; elle est ensuite devenue un objet à la mode offrant une distraction musicale domestique (tableau de Hogarth le portrait des enfants Graham où l’oiseau et la cage sont encore présents mais où l’atmosphère n’est plus du tout à l’apprentissage du chant aux oiseaux avec la présence de quatre enfants, des jouets au sol et…un chat !) jusqu’à finir cette carrière comme jouet pour les enfants. Sa fonction a un peu changé mais pas son mode de fabrication !

On aurait pu imaginer une évolution vers un instrument musical plus riche.

Dans les pays voisins, on explore des soufflets plus larges qui permettent les accords, l’emploi des anches, l’augmentation du nombre de notes qui permettent chants et contrechant, les ouvertures de caisse pour mieux diffuser le son… Voyez aussi l’effervescence créatrice autour des boîtes à musique à clavier et cylindre !

Dans la serinette de Mirecourt, on ne trouve pas même de transgressions pour en réduire le coût de fabrication ; la serinette reste figée même lorsque l’engouement décline !!! Pourquoi ?

Tentons une explication.

La serinette ne serait pas comme on le croit souvent une étape dans l’évolution de l’orgue de rue, celui-ci existait avant (Helmut Zeraschi), mais plutôt une branche latérale uniquement destinée à cette seule fonction réduite que celle d’enseigner le chant aux oiseaux (faible nombre de flûtes et mélodie très sobre).

La fonction spécifique de cet instrument excluait d’emblée toute évolution, car il devait se limiter à un tout petit nombre de tuyaux de registre aigu. (Helmut Zeraschi).

La serinette de Mirecourt, dont on sent bien l’essence « facture d’orgues » par sa fabrication utilisant les tuyaux en étain, a atteint d’emblée et très tôt une telle perfection que l’idée de faire autre chose n’a pas pu venir avant longtemps par absence de technologie nouvelle disponible. Et comme l’a suggéré Jean-Marc Lebout, il ne faut pas non plus négliger l’influence de l’esprit de ce siècle des Lumières et des ouvrages du XVIIIe siècle qui décrivaient avec précision la serinette : l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, publiée entre 1750 et 1770, dont le but était de sortir le peuple de l’ignorance par une large diffusion du savoir et plus spécifiquement encore L’art du facteur d’orgues de Dom Bedos de Celles qui forma des générations de facteurs d’orgues. Ces ouvrages firent autorité et référence pour des décennies et ont fixé les canons de fabrication de cette serinette bien française, si efficace qu’il suffisait de répliquer.

Photo 8bis : Serinette avec manivelle à gauche. S’agit-il d’une facétie du graveur ou s’agit-il d’une serinette pour gaucher ? Non, bien sûr. Il est probable que l’artiste n’a pas jugé utile de graver son motif à l’envers sur le cuivre ! La gravure est donc inversée. Un grand nombre de graveurs ont participé à la préparation de l’Encyclopédie et le travail fut quelque fois un peu “rapide”. (Encyclopédie ou Dictionnaire Universel Raisonné des Connaissances Humaines Planches du Tome VII. Yverdon 1778.)

Elle est ensuite devenue affaire de familles et de tradition sans audace inventive et peut être même interdiction d’être inventif, la serinette de Mirecourt devenant une AOC, une moutarde de Dijon, une bêtise de Cambrai dont il ne faudrait pas modifier la recette sous peine de mettre en danger la réputation. La vérité est que la serinette a commencé sa carrière dans la perfection et que l’on aimerait pouvoir honorer le génial concepteur metteur au point de ce petit instrument complet. Bien sûr, on ne trouve pas traces des tâtonnements et essais infructueux qui ont nécessairement eu lieu, mais quand les serinettes se répandent, elles sont parfaites et toutes semblables même en

sortant d’ateliers différents.

Connaissez-vous un seul objet manufacturé, de complexité équivalente, (même un objet de culte) qui ait eu une telle longévité sans évolutions notables ?

Il y en a bien un pourtant, c’est le violon !

Il apparait au XVIIe siècle en Italie. Voilà bien un instrument qui n’a guère évolué en quatre siècles ! Mirecourt est également la patrie des violons et si il y a bien un domaine où les canons de fabrication ont peu évolué, c’est bien la fabrication du violon. Par habitude locale, on observe probablement dans la fabrication des serinettes la même rigueur à respecter la tradition et à reproduire, sans fantaisie, les volumes, les formes et les essences de bois spécifiques à chaque organe ! L’analogie ne peut échapper.

Toutes ces familles de facteurs d’orgues et de serinettes ont généré d’excellents artisans qui ont reproduit les serinettes et n’ont pas cherché à diversifier la production en quittant le domaine domestique même lorsque le déclin de la serinette est en route.

Bien sûr sont venues perroquettes, merlines, et même orgues de salon mais dans le fond, la transgression est sous contrôle, les formes générales ne changent pas et ce ne sont finalement encore que des serinettes plus ou moins grandes où apparaissent d’autres registres et où le nombre de touches change un peu, mais, ce sont toujours des serinettes et toujours pour un usage strictement domestique. Bien sûr, on observe des évolutions tardives avec les prestigieuses manufactures Poirot ou Anciaume.

Les exceptions qui confirment la règle

Serinette du roi de Rome, fils de Napoléon Ier et de l’Impératrice Marie-Louise d’Autriche, décrite dans l’article La serinette du roi de Rome de Françoise Dussour (MMV n°70, 2e trimestre 2009). Cette serinette (merline) est tout à fait classique du type ‘Mirecourt’. Elle fut enrichie par une décoration plus précieuse : motifs de petits clous, maneton de manivelle en nacre et plaque de nacre à décor de couronne impériale sur le couvercle.

Serinette du Victoria et Albert Museum de Londres du début du XVIIIe siècle très décorée, marquetée et dorée au mercure. Sa structure interne est tout à fait celle d’une serinette de Mirecourt. Là encore, il ne s’agit que d’un habillage précieux.

Serinette en forme de livre pour la ranger dans une bibliothèque On en connait quelques exemplaires. Le défi d’intégrer les organes d’une serinette a obligé le constructeur à « repenser » la disposition en empilant soufflets, cylindre et barre à touches.

Les serinettes d’outre-Rhin

On vient donc de constater que lorsque la serinette est construite ailleurs qu’à Mirecourt (outre-Rhin, l’outre-Rhin allant jusqu’en Hongrie), ses caractéristiques changent, elle est copiée et construite de façon économique. Elle évolue en fonction des goûts, des ressources locales ou du soucis de réduire les temps et coûts de production. Les constantes de fabrication sont moins rigoureuses (j’ai même rencontré des couvercles à glissière).

Mais on ne doit pas s’en étonner car en Foret-Noire le savoir faire des pendules est en évolution permanente, les mécanismes des pendules ne sont pas toujours les mêmes d’une ville à l’autre, d’un atelier à l’autre, d’une famille à l’autre, les peintures des cadrans, les sculptures des cadrans de coucous sont toujours différentes. La fantaisie est la règle. Il n’est qu’à voir la diversité de disposition des mécanismes de pendules à flûtes de Foret-Noire. Les innovations, tentatives d’amélioration, explorations sont toujours les biens venues. Ceci explique sans doute la percée, l’explosion de la musique mécanique en Forêt-Noire avec tous les grands noms qui apparaissent au XIXe : Bruder, Ruth, Weber.

Apparition de la sœur jumelle : la serinette d’Ignaz Bruder

Revenons à notre serinette « de Rüdesheim ».

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir fin 2011 sur le site de l’Elztalmuseum de Waldkirch une serinette qui semblait identique au détail près à celle que je venais de rendre fonctionnelle.

La photo de la serinette peut être agrandie. On peut y deviner que l’un des titres était identique : « Der Papst lebt herrlich in der Welt ».

La légende sous la photo du musée est sobre : “serinette, Ignaz Bruder”

Photo 9 : La serinette de Ignaz Bruder de l‘Elztalmuseum de Waldkirch qui est en médaillon sur la couverture de MMV 88.

J’ai donc pris contact avec le Elztalmuseum de Waldkirch afin d’approcher cette serinette attribuée à Ignaz Bruder et je fus très bien accueilli par le conservateur du musée Madame Evelyn Flögel qui m’invita à venir l’observer de près au musée. Je profitai d’un voyage dans l’Est quelques semaines plus tard pour me rendre à Waldkirch. Madame Flogel était absente mais la serinette fut mise à ma disposition et je pus l’observer et l’enregistrer à loisir.

Vous avez vu cette serinette si vous avez fait le voyage de printemps de l’AAIMM ’Autour de Strasbourg’ décrit par Jean-Marc Lebout dans MMV 88 et, par un heureux hasard, la photo de cette serinette se trouve en couverture du magazine ! Bien entendu je profitais de l’occasion pour découvrir cet intéressant musée incontournable pour comprendre et apprécier la riche production de Forêt-Noire en matière de musique mécanique.

Photo 10 : Liste des airs de la serinette d‘Ignaz Bruder. Le papier décoratif est similaire ( variante de couleur et de motif).

Photo 11 : Disposition identique des flûtes.

Je pus donc photographier la serinette allemande de près, elle est présentée en vitrine avec les objets personnels d’Ignaz Blasius Bruder. Une étiquette accompagne la serinette ; elle annonce, « nach 1804 » (après 1804).

Je pus également relever les côtes précises de cette serinette et constater que la serinette « de Rüdesheim » provenait avec certitude du même atelier car toutes les mesures étaient identiques au millimètre prés ! Les papiers décoratifs collés sont très semblables (fins motifs géométriques répétés légèrement différents). Je pus donc prendre les dimensions de la manivelle qui était perdue pour la refaçonner « à l’identique ».

Cette très grande similitude indique que non seulement ces deux serinettes sortent du même atelier mais aussi très probablement au même moment.

Etude des listes des airs (Photo 10)

Enchanté par ces constatations et par les notes prises sur place, je pus un peu plus tard étudier l’étiquette des airs de la serinette de l’Elztalmuseum.

=> DOCUMENT vidéo 4 : Vidéo de la serinette de Ignaz Brüder jouant « Der Papst lebt herrlich in der Welt »

Le cinquième air joué est : « Der Papst lebt herrlich in der Welt »

Cet air, également joué par la serinette « de Rüdesheim », fut créé en 1833 par Ludvig Noack ce qui permet une attribution à Ignaz Blasius Brüder puisque celui-ci est décédé en 1845. La serinette « de Rudesheim » qui sort avec certitude du même atelier propose sur la liste des airs en n°3 : Herzliebche mein unterm Redenbach.

Cet air de musique assez connu puisque joué encore après 1900 a été composé en 1869 par August Conradi (1821-1873).

Ignaz Blasius Bruder décédé en 1845 n’a donc pas pu connaitre cette mélodie n°3. Pour que le respect chronologique soit plausible, il faudrait que l’atelier qui a fabriqué la serinette de l’Elztalmuseum ait fabriqué des serinettes rigoureusement identiques, au millimètre près pendant plus de 30 ans ! Est-ce pensable de la part de fabricants qui font preuve d’innovation permanente ? Mais peut être Ignaz Bruder II son fils (1825-1891) a-t-il pu être lui l’auteur de cette fabrication ?

Bien entendu, j’ai pris contact avec Mme Evelyn Flögel pour lui faire part de mes observations. Voici la réponse de Mme Flögel :

« Félicitation pour votre belle serinette, un modèle intéressant et probablement sortant des ateliers de la famille Bruder.

La serinette de notre musée est clairement à classer dans les œuvres d’Ignaz Bruder Ier, car le premier propriétaire de cet instrument fut un ami de lui et commerçant à la fois résidant à Waldkirch.

La date peut être limitée vers1833 par cet air “Der Papst lebt herrlich in der Welt”. » En ce qui concerne votre serinette, il est probable qu’elle ressort du même atelier.

Pour le cylindre il y a deux possibilités : ou bien les chevilles furent remplacées après 1869 ou bien le cylindre entier fut échangé. Ce serait à vérifier.

Mais il est plutôt improbable que cette serinette fut construite dans la 2e partie du 19e siècle étant donné qu’à l époque on fabriquait déjà des instruments techniquement beaucoup plus sophistiqué et d’une taille nettement plus grande. »

Evidemment on peut imaginer que le cylindre ait pu être refait… Tout est possible mais peu probable car l’interchangeabilité des cylindres n’est pas aussi facile que sur la serinette française et ne peut être obtenue que par un travail de démontage et de décollage difficile ; or il n’y avait pas trace d’ancien collage sous la liste des airs qu’il aurait fallu changer également.

Lorsque l’on veut changer les airs d’un instrument à cylindre, il est certainement même plus courant de repointer ce cylindre, or il n’a pas été renoté.

Dans son ouvrage « Automatenträume » Mechanik und Poesie. Eine Kulturgeschichte der Musikautomaten , Madame Evelyn Flögel présente une photo de la serinette de l’Elztalmuseum, en page 65 avec la légende suivante :

« Vogelorgel, um 1835, Ignaz Bruder zugeschrieben. Eltzalmuseum, Inv Nr 0321. Original rehaltene Walze, offene Labialpfeifen. »

Le terme « zugeschrieben » signifie « attribué à ». Le mystère n’est pas complètement résolu. Les termes « attribué à » « ayant appartenu à » ou « fabriqué par » seraient bien difficiles à préciser de même que le numéro d’ordre : Ignaz Bruder I (Blasius) ou Ignaz Bruder II son fils…

Conclusion

Voici deux serinettes allemandes fabriquées à moindre coût et qui fonctionnent aussi bien qu’une serinette française. Elles sortent du même atelier et probablement des ateliers Bruder, comme le confirme Mme Flögel et je suis le premier à me réjouir de posséder et côtoyer un objet aussi prestigieux.

Néanmoins, mon sentiment profond est que la serinette de l’Elztalmuseum est trop tardive pour avoir pu être fabriquée (et même possédée) par Ignaz Blasius Bruder ; mais pourquoi pas par son fils Ignaz II Bruder ? Tout est possible, et bien sûr il n’est pas impossible que le cylindre ait été changé…

Mais si cette serinette est bien celle d’Ignaz Blasius Bruder, le précurseur, il faut alors insister sur la forte charge émotionnelle qui émane de cet objet car il explique à la fois le passé et le futur de la lignée Bruder.
- Le passé car cette serinette montre bien l’influence que le précurseur, Ignaz Blasius Bruder ou Ignaz Ier, a pu recevoir lors de son passage à Nancy et Mirecourt dans sa formation de facteur d’orgues en copiant dans son organisation la serinette vosgienne et en la simplifiant .
- Le futur car on y comprend la formidable remise en question de tout ce qu’il a appris, la volonté d’innover et d’explorer le domaine que ce soit lui ou ses fils. Sa phrase favorite (de mémoire) était quelque chose comme « N’admettez rien que vous n’avez pas vérifié vous-même ».

Amusons nous un peu : Si, par une chance inouïe, l’on découvrait, les sabots de Jeanne d’Arc et que l’on constatait qu’elle y a elle-même sculpté des scènes de bataille, la charge émotionnelle ne serait pas plus grande ! On y verrait à la fois le passé modeste et l’on y devinerait le futur guerrier !

Mais, n’exagérons pas, ces serinettes allemandes ne font que signer le début de la saga Bruder et ne servirent, somme toute, qu’à faire chanter les oiseaux [1]

Mais ces promesses d’avenir furent tenues et rapidement concrétisées…

Voici un vrai prestigieux instrument pour que vous vous rendiez compte de la grande qualité des instruments fabriqués par Ignaz Blasius Bruder ; voici une vidéo d’un de ses orgues de rue à automates de 22 touches réalisé en 1830.

=> DOCUMENT vidéo 5 : Vidéo d’un orgue de rue d’Ignaz Blasius Bruder (1830) Elztalmuseum de Waldkirch

Photo 13 : Orgue de Ignaz Blasius Bruder. année1830, restauré en 1848 par Xaver Bruder .22 touches 12 automates. Elztalmuseum de Waldkirch.

Bibliographie

  • Evelyn Flögel : Automatenträume. Mechanik und poesie. Eine Kulturgeschichte der Musikautomaten , Elztalmuseum 2005.
  • Achim Scheider : Serinetten französischer Bauart aus Waldkirch Das Mechanishe Muskinstrment n° 107, avril 2010.
  • Françoise Dussour : La serinette du roi de Rome. MMV n° 70, 2e trimestre 2009.
  • Helmut Zeraschi : L’orgue de barbarie Edition française Payot, Lausane1980.
  • Herbert Jütemann : Figuren-Drehorgeln von Ignaz Bruder und seinen Nachkommen. Waldkirch 2005.
  • Herbert Jütemann : Mechanische Musikinstrumente Bochinsky 1987.
  • Herbert Jütemann : Schwarzwälder Flotenuhren. Waldkircher Verlag 1991.
  • Arthur W.J.G. Ord-Hume : Barrel Organ 1978.
  • Alexander Buchner : Les instruments de musique mécanique. Adaptation française de Philippe Rouillé. Gründ 1992.
  • Archives MMD : Mechanical Music Digest
    • Françoise Dussour : French serinettes 29/10/1998.
    • Philippe Rouillé : French serinettes 18/04//1998.
    • Philippe Rouillé : Serinettes, merlines and perroquettes 09/01/1998.
    • Philippe Rouillé : French serinettes 08/01/1998.

Ignaz Blasius Bruder

La tradition de la facture d’orgue s’est installée à Waldkirch avec l’arrivée d’Ignaz Blasius  Bruder (1780-1845)  Il apprit semble-t-il son art à Nancy et Mirecourt dans les Vosges. Ce fait est admis mais l’étape française est contestée par quelques auteurs.

“Malgré de maigres ressources, avant son voyage de retour (en Forêt-Noire), il se procura certains petites orgues mécaniques pour élucider les secrets de leur fabrication”  Herbert Juttemann Mechanische Musikinstrumente Bochinsky 1987.

Il  utilisa l’ouvrage ‘L’art du facteur d’orgues’ de Dom Bedos de Celles comme document de travail de référence. Il put donc, sans même parler le français, tirer partie, entre autres choses, des planches descriptives détaillées de cette serinette.

Il eut quinze enfants, trois filles et douze fils. Seulement cinq de ses enfants atteignirent l’âge adulte. Quatre des fils, Andreas, Ignaz II (1825-1891), Xaver et Wilhelm fondèrent la manufacture “Bruder Frères”. Deux des fils du dernier nommé, Wilhelm II (1841-1893) et Arnold (1842-1918) fondèrent à leur tour la manufacture d’orgues “Wilhem Bruder Söhne”, qui passa ensuite successivement en mains des enfants et des petits-enfants. Deux fils d’Ignaz II fabriquèrent des orgues sous la raison sociale de “Ignaz Bruder Söhne”.

S’il est admis que les serinettes virent le jour dans les Vosges et d’après Dom Bedos à Nancy, elles furent néanmoins construites en divers endroits même en Forêt-Noire : Andreas Dilger et Mathias Siedle à Gütenbach

Quoiqu’il en soit, «…Ignaz Blasius Bruder est le premier à avoir construit des orgues de plus grande taille en Forêt-Noire » Herbert Juttemann . Figuren-Drehorgeln von Ignaz Bruder und seinen Nachkommen.


Notes

[1] Etait-ce si facile de faire chanter ainsi les oiseaux ? On peut en douter. On s’étonne même en explorant les sites internet de ne pas réussir à trouver parmi des milliers de vidéos de chants d’oiseaux (800 000 propositions pour « canary singing youtube » !), pas une seule vidéo de canaris chantant un air « enseigné » par l’homme. Certes le temps n’est plus, heureusement, à chercher à « forcer » la nature et l’on préfère la respecter et l’admirer simplement. Néanmoins les moyens de faire répéter une mélodie électroniquement ne manqueraient pas …Mais on rentrerait là vraiment dans le domaine de la torture !!! L’homme deviendrait-il plus sage ?